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Le Vicomte d'Allah

Il s'agit d'une œuvre originale qui est en construction.

Je ne présente ici les 4 premiers chapitres en entier, et le début de d'autres chapitres...

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Chapitre 1

 

La razzia (1652)

               Rodrigo a beaucoup de mal à dormir cette nuit. Le soleil est couché depuis de longues heures, cependant il tourne et se retourne sur sa paillasse en tentant de trouver ce sommeil qui ne vient pas. Pourtant sa fructueuse journée a été harassante. Le matin tôt, juste après le lever du soleil, il a remonté dans sa barque ses filets pleins de beaux poissons argentés à la force de ses bras noueux. Une fois rentré, il a bien vendu ses sars et ses sardines au marché du village. Et il était épuisé avant d’aller se coucher après le repas. Et pourtant il ne dort pas. Pour le moment, il espère simplement qu’en se rapprochant de sa femme, et en lui faisant l’amour, il va enfin réussir à s’assoupir. Cela lui arrive bien à chaque fois qu’ils le font, c’est donc un bon moyen pour trouver le sommeil. Mais Maria, sa femme, ne l’entend pas de cette oreille. Elle dort, et elle veut qu’il en soit ainsi jusqu’au lever du soleil. Elle le pousse du pied à chacune de ses tentatives, lorsqu’il commence à poser ses mains sur elle et de l’attirer vers lui pour être en elle. Son homme insiste, elle lui a alors donné un violent coup de la main juste sur son entrejambe. Rodrigo pousse un cri qu’il étouffe. Plus pour ne pas réveiller les enfants que par le mal que cette claque lui a procuré. De dépit, Rodrigo se lève en poussant un juron lui aussi étouffé. Il sort de sa cabane en jetant un regard vers les trois formes sombres qui sont allongées à côté de sa femme. Au moins, leurs trois garçons dorment-ils eux ! A l’extérieur, l’air est frais mais pas encore froid. Les tempêtes d’automne n’ont pas encore commencé à répandre sur la côte le froid glacial et les pluies pénétrantes. Sa chemise, qu’il garde pour dormir et qu’il n’enlève que pour se laver le corps, lui suffit tout de même à peine à ne pas ressentir la fraîcheur de la nuit. Rodrigo observe la lune au-dessus de sa tête. Elle est toute ronde et éclaire de sa lueur blafarde le paysage aux alentours de sa maisonnée. Face à lui, la mer calme où se reflète la lune. En bas, la petite plage où est échouée sa barque qu’il prendra au lever du soleil pour aller pêcher comme chaque jour. Et juste à côté son filet qui sèche étendu entre deux piquets. Rodrigo fait le tour de sa cabane pour aller soulager sa vessie. Il soulève le pan de sa chemise d’une main, et de l’autre tient cet organe dont sa femme n’a pas voulu. Pisser lui fait du bien. Une fois fini, il regarde autour de lui. Une nuit avec une lune pareille, il n’aime pas cela. Le danger rôde à tout moment dans leurs contrées. Ils pourraient en profiter, comme cela arrive si souvent depuis quelques mois. Des collines et du village à l’intérieur des terres qu’il aperçoit au loin rien à redouter. Mais de la mer, c’est de là que vient le danger. Il le sait. Voilà pourquoi il veut encore observer sa plage et l’horizon. En fait, voilà pourquoi il ne dort pas. Cette sourde terreur qui l’envahit à chaque pleine lune. Qui le tourmente régulièrement et lui rappelle de pénibles souvenirs. Son cousin Miguel a disparu par une nuit comme celle-là. Enlevé par les infidèles et emporté vers l’enfer de l’esclavage en terre d’Islam d’où il n’est pas revenu, et dont il ne reviendra jamais. La surface de la Méditerranée est toujours aussi calme ce soir. Aucun bruit n’est porté par le léger vent qui vient du large. Cela le rassure un peu.

Un chien aboie dans l’intérieur des terres. Il sursaute et se retourne. C’est le chien de Francisco qui vit avec ses moutons à une demi-heure de marche d’ici. Le chien cesse d’aboyer. Il aura sans doute levé un lièvre. Le silence recouvre à nouveau la côte. Seul le bruit des insectes de nuit et du vent murmurent. Rodrigo commence à sentir le poids du sommeil l’envahir peu à peu. Il va se coucher plus serein et soulagé. Enfin ! Si sa femme voulait bien, cela lui ferait encore plus d’effet. Mais Maria dort paisiblement, de même que les enfants. Il ne va réveiller personne. Il s’allonge auprès d’elle et ferme les yeux alors que la douce torpeur du sommeil le surprend et se répand enfin en lui.

Dans son rêve, il entend les cloches de l’église du village qui résonnent. Elles sonnent pour lui lors de son mariage. Il revit ce moment de fête. L’église du village d’Empùries qui ouvre grande ses portes pour les accueillir, sa famille et ses amis qui l’accompagnent le cœur en fête, et le vieux curé Dom Diego de la paroisse San Marti qui ouvre grand ses bras pour les recevoir. Dans son rêve, des colombes volent à l’intérieur de la vieille église qu’inonde une lumière divine par les vitraux qui percent les murs. Ses parents, pourtant morts à cette époque, lui sourient avec félicité. Tout est douceur, grâce et bonheur. Même le Christ sur la croix lui sourit. Mais les cloches commencent à sonner bizarrement. Le « dong, dong » doux et joyeux fait place au bruit du tocsin qui fait trembler son corps. C’est Maria, la voix tremblante, qui le réveille en le secouant : « Rodrigo, tu l’entends ? » L’homme sort péniblement du sommeil dans lequel il avait enfin réussi à plonger, il a la bouche pâteuse et l’esprit embrumé.

« Que dis-tu femme ? »

« Le tocsin ! T’es sourd ? Le tocsin de l’église. Y’a un problème au village… ou pire… ! »

La voix de Maria reste en suspens et se perd dans les ténèbres. Le pire, ils y pensent en même temps et ce pire fait subitement redresser Rodrigo. Son sang se glace dans ses veines. Les poils de ses bras se hérissent subitement comme ceux d'un chat qui sent le danger. Il saute hors de la paillasse et se précipite à l’extérieur à moitié nu pendant que sa femme rassemble autour d’elle leurs trois enfants qu’elle sort de leur sommeil. Jordy, le plus jeune, s'inquiète.

« Que se passe-t-il madré ? » Son frère aîné qui a déjà neuf ans regarde sa mère et semble apercevoir des larmes qui coulent de ses yeux terrifiés sur ses joues.

Rodrigo est sorti précipitamment. Il regarde en direction du village. Il espère que c’est seulement un feu. Mais il n’aperçoit aucune lueur tremblotante qui pourrait indiquer un incendie au loin. La sourde terreur de tout à l’heure le prend aux tripes et lui fait détourner son regard vers la mer. Après un temps où ses yeux s’adaptent à la douce luminosité de la lune, il voit sur la plage échouées à côté de sa barque d’autres barques qui l’encadrent, trois au total. Et au large, à quelques distances de là, une forme sombre. Celle d’un vaisseau bas de taille. Il comprend tout de suite qu’il s’agit d’une galère. Il crie à l’attention de sa femme.

« Les barbaresques ! Les barba… ! »

Il se retourne pour emporter sa famille au loin dans les terres, fait demi-tour et se retrouve nez à nez avec une forme sombre qui le dépasse en hauteur et en largeur. Une lame courbe scintille au clair de lune et s’abat sur lui en lui fendant le crâne, et en lui mettant la cervelle à l’air libre. Rodrigo s’étale au sol dans son sang qui se répand à terre. Il est mort sur le coup. A l’intérieur de la cabane, des ombres entrent et tout s’agite. Dans une langue que Maria ne comprend pas, un homme s’avance vers elle. Il parle à ses compagnons. A ce moment-là, Maria aperçoit par l’entrebâillement de la porte le corps inerte de son mari aux pieds d’une masse sombre. Elle hurle de chagrin et d’effroi en serrant contre elle ses trois enfants. La douleur l’empêche de réaliser tout de suite que des hommes lui arrachent ses fils. Puis, prenant à nouveau conscience de ce qui se déroule ses cris s’accroissent, mais elle est pétrifiée par la peur. Elle tend ses mains vers ses enfants qui sont emmenés dehors, puis vers la plage. Elle ne peut rien faire. Et que pourrait-elle faire ? Des mains rudes et puissantes lui tiennent les bras et l’aspirent vers la paillasse où trois des pillards vont obtenir par la force ce qu’elle a refusé à son mari voici quelques heures. A tour de rôle, violemment, les trois hommes lui labourent les entrailles.

Devant la cabane défilent d’autres maures chargés de ballots ou encadrant une dizaine d’hommes, de femmes et d’enfants liés les uns aux autres par de solides cordes. Ils sont acheminés vers la plage dans un cortège de pleurs et de sanglots. La terreur peut se lire sur leurs visages qu’éclaire la prévenante lumière de la lune. Tous sont embarqués avec plus ou moins de vigueur dans les chaloupes qui sont si chargées que l’eau affleure aux bords de chacune d’entre elles. Les barbaresques souquent ferme car ils savent que des soldats ou des hommes en arme peuvent surgir à tout moment avec leurs mousquets. Tous les prisonniers ont la tête basse, comme résignés. Jordy, tout aussi effrayé que ses frères et tout aussi en larme qu’eux, aperçoit dans la dernière barque sa mère, le regard sans expression, chargée sans ménagement. Elle est là avec eux ! Pas dans la même barque, mais elle est là ! Il avait eu si peur que ces monstres ne lui fassent subir le sort de son père. Les embarcations accostent successivement la galère. Le chargement humain est rapidement mis en cale au milieu des rameurs. Jordy est toujours aux côtés de ses frères. Il revoit sa mère, les habits déchirés et les cheveux ébouriffés, enfin descendre dans leur réduit. Mais ses bras sont hors de portée. Il a peur. Il a vite compris ce qui se passait. La razzia, les gens de la côte vivent avec cette crainte au quotidien. Même si le roi d’Espagne laisse quelques hommes en garnison dans certaines villes, les villages sont bien souvent livrés à eux-mêmes. Et les milices locales sont bien souvent le prétexte pour certains hommes de se réunir pour boire et manger, qu’une réelle force les protégeant. Son père le disait bien souvent

« Un ramassis de bons à rien et de soiffards que ces bandes-là ! ». La preuve, son père est couché dans l’herbe devant leur cabane, baignant dans son sang noir et visqueux, et aucun des miliciens du village ne pourra lui rendre cet homme qu’il chérissait. Même le curé ne pourra le faire revenir du monde des morts. Sauf s’il était Jésus, mais même lui est mort depuis longtemps. Enfin pour ce qu’il a compris de ses leçons religieuses. Au loin, sur la côte, le chien du berger Francisco aboie à nouveau. Ses hurlements raisonnent dans le vide.

Jordy a froid, il a peur. Tout son corps tremble. Ses mâchoires s’entrechoquent sans qu’il puisse les contrôler. La galère se met lentement mais sûrement en mouvement. Les rameurs sont entrés en action sous le regard inquisiteur d’un gros homme chauve au torse nu, vêtu d’un pantalon bouffant vert et de bottes en cuir rouge. A sa taille une large ceinture de cuir noir où est logé un poignard. Il est muni d’un fouet. Il fait claquer son instrument sur les épaules des pauvres esclaves qui peinent à faire entrer et sortir les rames de l’eau. La galère est lourde. Plus lourde qu’à l’accoutumé. De temps à autre, le gros homme jette un regard plein d’agressivité vers les prisonniers à qui il inspire de toute évidence la terreur. L’homme au fouet part alors dans un rire tonitruant en se retournant et en se caressant la courte barbe qu'il porte au menton. Jordy le regarde effrayé.

« Ne lui prête pas d’attention et tu seras tranquille. »

Un des rameurs à côté de l’enfant vient de lui parler à voix basse dans sa langue. C’est un homme maigre dont les os affleurent à la surface de sa peau tannée par le soleil et les embruns marins. Ses cheveux noirs sont rasés, laissant voir la forme de son crâne cabossé. Il porte une barbe naissante et rude.

« J’ai si peur ! »

« Ce n’est rien, baisse la tête, reste calme et ne dit rien. Et tout ira bien. Tu verras. » Le gros homme se retourne subitement et hurle dans leur direction. Ses paroles restent un mystère pour les nouveaux prisonniers. Son fouet claque dans les airs à plusieurs reprises. Puis il se calme. Toutes les têtes sont basses, et les rameurs ont leur dos encore plus arrondi en signe de soumission. Le gros homme sourit, livrant ses perles noires et usées de sa bouche.

Quelques heures passent dans la terreur et le silence, et dans le ballottement du navire. Le soleil se lève. Un peu d’eau est distribuée à chacun dans le fond d’une écuelle qui n’étanche pas vraiment les soif. Cela sera le seul moment où chaque prisonnier mettra quelque chose dans sa bouche avant un long moment. Jordy a remarqué que sa mère n’a rien pris et qu’elle n’a pas bu. Il voudrait bien se rapprocher d’elle, aller se réfugier dans ses bras, mais il ne peut pas bouger. La terreur le paralyse. Et quand bien même le pourrait-il, le gros homme au fouet l’en empêcherait, c’est sûr ! La nuit arrive enfin avec son cortège de crampes d’estomac et les plaintes de ceux et celles qui sont malades en mer. Certains ne vont pas bien du tout. Jordy le voit bien. Un de ses frères est blanc comme un linceul. Il émet de temps à autre une sorte de râle. Les rares paroles que Jordy lui adresse restent sans réponse. L’enfant s’endort. Au petit matin, Jordy constate que sa mère n’est plus là. Sans doute qu’un maure un peu plus humain que les autres l’aura emmené sur le pont pour y trouver plus d’air. Mais l’enfant ne voit aucune trace de sa mère. Son frère respire de plus en plus mal. L’autre reste comme hébété et résigné. C’est un peu ce que Jordy constate sur le visage de tous. Chacun d’eux sait ce qui les attend à l’arrivée. Ils seront vendus comme esclaves au marché barbaresque. Mais après ? Nul ne le sait. Une heure après, son frère ne respire plus. Le gros homme au fouet s’avance vers lui. Il l’observe, lui soulève un bras avec le manche de son fouet et interpelle des marins sur le pont qui descendent et se saisissent du corps désarticulé de l’enfant. Jordy les suit du regard et l’horreur se produit sous ses yeux. Le corps de son frère est jeté sans ménagement par-dessus bord, dans les eaux sombres de la mer qui l'avalent. Jordy se relève et hurle avant que les larmes envahissent son visage et que son corps se mette à trembler. Puis une sourde angoisse monte en lui.

« Madré ! »

Il vient de comprendre que sa mère a elle aussi été jetée par-dessus bord. Il se blottit dans les bras de son frère aîné en pleurs. Les autres prisonniers ne réagissent pas à ce drame. Seul le rameur, qui hier lui avait adressé la parole, lui parle.

« Soit fort mon fils. Soit fort si tu veux vivre ! »

Puis l’homme se tait. Oui ! Il faut être fort pour vivre dans ce monde. Ces paroles, son père les disait souvent à ses fils. C’est la seule solution pour résister aux malheurs du temps, leur disait-il. Il faut que je sois fort. Pour mon padré et ma madré. Il faut que je sois fort. Mais je suis si petit ! Je n’ai que 6 ans !

Après deux ou trois jours de haute mer, la galère arrive en vue d’une côte aux rochers blanchis par le soleil. Un grand port et sa ville aux murs blancs de chaux se détachent au loin au pied d’une montagne. Le navire y fait son entrée au milieu de nombreux mâts, de cordages et de barques qui s'entrechoquent au rythme de la mer et du vent. Sur la quinzaine de prisonniers razziés, seuls huit sont encore en vie, dont les deux derniers fils de Rodrigo et Maria. Ils sont tous à bout de force mais en vie. Le capitaine du vaisseau les fait descendre à terre pour les amener dans une maison proche du port. Là, il leur est donné à manger, à boire et un peu de repos. Il faut bien redonner vie à cette marchandise avant de la vendre. Le lendemain, les huit espagnols sont menés sur une grande place. Le capitaine les fait monter un par un sur une estrade où ils sont exposés tout nu. Même les femmes subissent cette épreuve. Et les enchères commencent. Il y a du monde assemblé là. Des yeux pour juger. Des mains pour palper la qualité. Des pièces pour acheter. Et des bras pour emporter les marchandises.

Jordy est le dernier à passer sur cette estrade, juste après son frère qui vient d’être vendu à un gros homme, au teint sombre et au regard bizarre, qui entraîne un enfant hurlant de terreur dans la foule. Subitement, il ne voit plus son frère. Il le cherche du regard en ignorant tout ce qui se déroule autour de lui. Il ne sent quasiment plus la corde mise autour de son cou. Son frère a disparu. Il ne le verra plus de sa vie. Il le pressent. Il le sait. Il pleure. Les pourparlers vont bon train, mais s’arrêtent subitement. A l’évidence, le capitaine semble content de lui. Jordy est couvert d'une tunique brune. Il est conduit au bas de l’estrade à un vieil homme habillé de blanc à la mode des maures qui s’adresse à lui.

« Je suis Abdul ibn-al-Ifricani al-Rasûl. Tu es maintenant mon esclave. Comprends-tu ce que je dis ? » Le vieil homme vient de s’exprimer à Jordy en langue espagnole avec un certain accent.

« Oui. Je comprends seignor. »

« Je suis ton maître maintenant, et tu dois m’appeler maître ou Sayyid sinon tu seras puni. Comprends-tu ? »

« Oui seignor… »

Le vieux maure lui assène un violent coup sur la joue gauche. L’enfant sent le goût du sang dans sa bouche. Jordy laisse couler des larmes sur ses joues.

« Oui Sayyid. »

« Bien ! Tu comprends vite, cela me plaît. Inch Allah ! Qui sait. Sans doute pourrons-nous faire de toi quelque chose ? Je suis un bon maître. Il te suffit de faire ce que je te demande et tu seras bien traité. Si tu n’obéis pas, tu sais ce qui t’attends. Comprends-tu ? »

« Oui Seign… Sayyid. »

« Allah est miséricordieux ! Je crois que j'ai fait une très bonne affaire en t'achetant ! »

Le vieux maure tire sur la corde qui entoure le cou de Jordy pour emmener l’enfant avec lui. Jordy regarde tout autour de lui. Il est désespéré. Toute cette foule de musulmans dont il ne comprend pas la langue et les gestes. Il cherche toujours son frère. En vain. Il ouvre grand ses yeux bleus et met tous ses sens en éveil « Tu observes bien les choses et tout ce qui t’entoure Jordy ! Cela t’aidera dans la vie. » lui disait son père « Et tu apprends vite et bien. Cela te sera très utile dans l’avenir. » Jordy regarde, écoute et sent attentivement. Oui padré je vais regarder et apprendre. Je vais vivre et m’en sortir.

Le vieux maure conduit l'enfant, le tenant toujours par la corde qui enserre son petit cou, à travers des rues étroites bordées de murs blanchis à la chaux. Jordy sent de nombreuses odeurs qu’il ne connaît pas. Elles sont parfois douces et sucrées, et parfois fortes et épicées. Des odeurs qui l’enivrent et font vagabonder son esprit. L’enfant ressent aussi ce soleil qui brille haut dans un ciel sans nuage. Ce mélange étrange lui fait perdre ses repères et le sens des choses. Certains bruits attirent son attention, le chant d’un oiseau, les miaulements des chats ou les aboiements d’un chien. Également les sons de la vie quotidienne de ces rues animées. Mais le plus étrange reste cette langue qu’il ne comprend vraiment pas, cette langue dans laquelle les maures qu’ils croisent s’expriment. Cette langue que parle son maître, et que de nombreuses personnes saluent étrangement. Pour cela, ils portent une main au front et par des sortes de moulinets la font descendre jusqu’au cœur tout en courbant légèrement leur buste et s'adressent à son maître par une phrase que Jordy pense être une marque de politesse. Son maître semble être une personne connue. C’est une évidence. Les pas d’Adbul ibn-al-Ifricani al-Rasûl ralentissent. Lui et l’enfant s’engagent dans une impasse plus étroite qui monte légèrement. Un oranger ploie sous l’effet de ses gros fruits odorants. Quelques marches très longues mènent à une grande porte de couleur bleue. D’un bleu qui rappelle la couleur du ciel. Cette immense porte cloutée est faite de deux grands battants. Le vieil homme frappe deux coups secs. Une petite ouverture se dévoile au milieu d’un battant. L’homme entre par là en baissant la tête et l’enfant le suit sans se courber.

A l’intérieur, un homme à la peau noire salue respectueusement le maître. Mais le regard de Jordy est tout entier attiré par un jardin intérieur magnifique que la façade ne laissait pas envisager. Des parterres de fleurs colorés posés sur du gazon d’un vert tendre, des arbres fruitiers, des grenadiers, des orangers et des citronniers aux odeurs enchanteresses, une fontaine d’où jaillit une eau limpide et claire qui rafraîchit l’espace. Sous les arbres et près de la fontaine, de larges banquettes aux nombreux coussins bigarrés. Le jardin est encadré par des arcades décorées de motifs géométriques qui soutiennent un balcon en bois ouvragé faisant tout le tour, et des rires. Si le paradis existe, il doit ressembler à cela, voilà ce que pense rapidement l’enfant.

Le vieil homme se retourne vers Jordy qui arbore son premier sourire depuis des jours. Il pose un regard émerveillé. Abdul ibn-al-Ifricani al-Rasûl en sourit de plaisir.

« Voilà ta nouvelle maison. Est-elle à ton goût ? »

Jordy ne peut dire un mot. Après toutes ses épreuves qui lui ont fait connaître l'enfer, il est plongé maintenant dans un rêve enchanteur. Il aperçoit des enfants qui le dévisagent, et des serviteurs qui le regardent avec un air interrogateur. Oui padré je vais vivre et m’en sortir.

Le vieil homme se met face à lui. Il lui enlève la corde qui est à son cou pour la donner au serviteur noir. Abdul lui tient les épaules avec ses mains chenues.

« A partir d’aujourd’hui, tu t’appelleras Mourad. As-tu compris ? »

« Oui Sayyid. Je m’appelle Mourad ! »

« Bien ! » La maître claque dans ses mains et s'adresse en arabe à ses serviteurs. « Qu'on lui donne un bain, il pue ! »

Jordy/Mourad est attiré par quatre mains fines et douces qui lui rappellent celles de sa mère. Deux jeunes femmes l'entraînent à l'intérieur et le dirigent vers une pièce où se trouve à même le sol une sorte de bassin dont la couleur bleue semble due à la faïence qui l'orne. Elles lui ôtent la tunique qu'il porte encore et le plongent dans cette eau tiède qui fait tant de bien à son corps. Elles lui frottent le corps tout en s'amusant à s'asperger en riant joyeusement. La lumière qui éclaire la pièce est filtrée par une sorte de cannage qui obstrue la fenêtre. La douceur et la volupté envahissent le corps et l'âme de l'enfant. Mourad se souviendra longtemps, avec délice, de ce moment de bonheur et de paix absolue. Une fois propre, les jeunes femmes l'enduisent d'une huile odorante. Le serviteur noir arrive alors, portant dans ses bras des habits d'enfant dont Mourad/Jordy est revêtu. Puis il est mené dans une salle où des enfants entourant son maître semblent l'attendre. En effet, une place lui est désignée par Abdul, juste à ses côtés.

« Assieds-toi mon fils, nous allons manger. »

Le maître tape à nouveau dans ses mains. Et des hommes arrivent avec des plats garnis de légumes en ragoût, de viandes de poulet, de petites graines étranges et chaudes couleurs or, de fruits divers qu'il ne connaît pas et de pains. Il observe les enfants et son maître qui se servent de leur main droite et de pain pour saucer ou prendre les mets.

« Et bien ! Qu'attends-tu pour manger toi aussi ? »

« Oui Sayyid. » Mourad se saisit d'un pain. Il le rompt et commence à manger lui aussi. Cette nourriture nouvelle le réconforte. Les saveurs et les odeurs l'enivrent à nouveau. Un sentiment de douceur se répand en lui. Un sentiment qui lui rappelle sa mère et qui lui fait subitement arborer un masque de tristesse sur son visage où coulent quelques larmes. Son maître vient de s'en rendre compte.

« Ce n'est rien mon fils, le sentiment de tristesse est un sentiment qui honore ceux que tu as perdu. Il est naturel. Et tu verras que le temps est un baume particulièrement efficace. Je te promets de t'en dispenser souvent. »

Les autres enfants regardent en direction du maître. Celui-ci, par des gestes paternels les engage à continuer leur repas et ajoute

« Yalla ! Yalla ! ». L’un des enfants a un regard plus insistant et plus dur en direction du nouveau.

« Toi aussi Kassim. Mange donc ! » Les petites bouches continuent leur œuvre en mâchant, mordant et déchirant la nourriture. Quelques rires se mêlent au repas, des rires qui accompagnent les regards interrogateurs des enfants envers Mourad. En effet, tout le monde a remarqué qu'il est le seul à se tenir aux côtés du maître. Et que c'est bien la première fois qu'ils voient cela ! Le seul qui ne rit pas et qui n’est pas réjoui est Kassim.

Chapitre 2

 

La chambre

 

               En cette soirée de fin du mois de janvier 1686, la nuit froide est depuis longtemps tombée sur le château de Versailles. L’air glacial de l’hiver envahit rapidement les couloirs de la demeure royale. Il chasse le peu de chaleur que les laquais ont tenté toute la journée de maintenir en entretenant les feux des cheminées dans les chambres et salons, et des braseros dans les couloirs de cette immense demeure. Le givre qui se forme sur les fenêtres rampe maintenant lentement à l’intérieur de la bâtisse en profitant de tous les espaces libres et les défauts des boiseries des fenêtres pour se faufiler. Le silence règne bercé par le ronronnement des feux. Toute la cour, endormie au fond de son lit, tente de se tenir à l’abri du vent vif et glacé qui a réussi à trouver son chemin jusqu’aux pieds des lourdes tentures des lits. Même le roi semble ce soir renoncer pour un temps à rendre visite à sa maîtresse. Son ardeur est aussi refroidie que le temps. Seule, la garde grelottante du palais montre qu’il y a un semblant de vie dans cet immense édifice. Cependant, elle n’est pas si seule. Car une forme isolée rôde dans les couloirs. C’est le Comte de Villecroc, drapé dans un long manteau en fourrure de loup. Il a l’habitude de raconter, à qui veut bien l’écouter, toutes les allées et venues des habitants du palais qu’il peut observer lors de ses déambulations nocturnes, car le comte est insomniaque, et occupe son temps ainsi. Ce soir, durant cette énième longue nuit de veille, il n’aura rien remarqué. Dommage. Demain matin, son ami le Marquis de Crissol ne pourra pas se délecter des histoires croustillantes qui regorgent dans le château, et que le Comte colporte régulièrement. Demain, il ne pourra narrer de nouvelles histoires adultères de ses congénères à ceux qui veulent tenter d’oublier leur propre déconvenue. Versailles est une belle prison dorée où chacun chasse son ennui comme il le peut. Une demeure où les vies des uns et des autres sont souvent broyées sous les regards amusés et effrayés de chacun. Pour l’heure, le comte erre dans les couloirs à demi assoupi par une fatigue qui commence à le gagner enfin. Il n’entend rien d’anormal, il ne voit rien d’intéressant. Il va se coucher. Il espère simplement que Pascal aura bien entretenu le feu dans sa chambre. Il lui a largement donné ce matin de quoi payer le bois pour la nuit à ces coquins de paysans qui rodent autour de la bâtisse royale.

Pourtant, à l’abri des regards et des oreilles des personnes indiscrètes, qui dorment profondément à cette heure-ci, deux laquais s’activent dans le noir près d’une porte dérobée au pied du château. Transis de froid, ils apprêtent un carrosse. Le cocher, emmitouflé dans de chauds vêtements de laine tient les chevaux qui sentent qu’il va falloir courir dans la nuit. Ils s’agitent. Leurs naseaux soufflent une buée glaciale. Leurs sabots martèlent le pavé. L’un des laquais ouvre maladroitement la porte du carrosse pendant que l’autre ouvre une porte du palais où apparaît leur maître, le Duc de Pont-Servaint. Aidé par les bras et les mains de son domestique, il gravit péniblement les marches de sa voiture et s’y engouffre. Cet homme déjà très âgé est né le jour même de la mort du roi Henri IV. Il est un homme qui a rempli de nombreux devoirs envers la couronne de France et les rois qu’il a servis. Encore tout jeune et vif, il a combattu dans les armées de Louis XIII lors de la guerre de 30 ans sur de nombreux champs de batailles. Il était ainsi à Rocroi aux côtés de Condé, et a connu la gloire d’avoir chargé les espagnols à la tête de la cavalerie française. L’âge venant, il a fidèlement accompagné et protégé le jeune Louis XIV lors de la révolte des nobles, même s’il n’aimait pas Mazarin. La fidélité à la lignée de Saint-Louis avant tout ! Enfin, à l’âge où beaucoup d’hommes disparaissent dans la tombe, il a suivi son roi ici à Versailles dans cette cour afin d’apporter son conseil pour le royaume. Il est l’exemple même de cette noblesse d’épée prête à verser son sang pour son roi, ou à le suivre partout où le puissant monarque le lui commande. Aujourd’hui, le Duc est un homme usé qui s’aide d’une canne pour se déplacer. Son caractère est austère et rude. Il ne s’habille pas à la mode du temps avec toutes ces dentelles et tous ces rubans. Il trouve cela frivole.  Son humeur n’est ni joviale ni conviviale avec les êtres qui croisent sa route. Il connaît bien trop les hommes et leur vanité pour s’attarder à entretenir des relations qu’il juge souvent décevantes. S’il s’appartenait, il laisserait toute cette cour pleine de paons toujours prêts à faire la roue là où elle est. Mais il y a le service du roi. Une autre personne l’attache encore à ce lieu. Non pas ses enfants, ils sont tous morts depuis longtemps, comme le reste de sa famille. Il s’agit de sa jeune et tendre épouse Isabelle.

Isabelle de Pécharmant, Duchesse de Pont-Servaint, est l’image inverse de son mari. Le Duc, veuf, l’a épousé voici quatre ans. Son beau-père, de vingt ans son cadet, est un noble désargenté, qui a vendu sa fille au vieil homme afin de restaurer la demeure familiale. Isabelle, à 18 ans, sortait alors tout juste du couvent des Ursulines. Une rose à peine éclose venait ainsi se poser sur une terre où rien ne venait plus pousser depuis longtemps. Le chêne ducal, lui-même, ne gardait qu’un souvenir lointain de son époque où il était vert et vigoureux. C’est du moins ce que disait, tout en finesse et avec toute sa délicatesse, le Comte de Villecroc à la cour. La nouvelle Duchesse avait vite compris que sa vie pouvait être très calme et trop monotone à rester liée, selon les convenances, à son mari. Ou bien qu’elle pût profiter des petits plaisirs inavoués qu’offre la cour du Roi. Son choix s’est rapidement porté sur son désir et ses plaisirs plutôt que sur la morale et la fidélité à ses engagements. Isabelle de Pont-Servaint a pris de nombreux amants. Il paraît, selon une rumeur persistante depuis quelques semaines, que le Roi lui-même a remarqué cette beauté dont les longs cheveux roux et la poitrine avantageuse appellent aux désirs des hommes. Encore une fois de Villecroc s’épanche auprès de qui veut l’entendre, et n’hésite pas à déclarer « Quoi que l’on puisse dire, le Roi Louis XIV est lui un homme encore vert, et la belle est une femme dont les fruits ne laissent pas insensible ». Isabelle sait tout cela. Elle connaît cette rumeur qui n’a pas atteint encore le souverain. Elle est même l’auteure de ces murmures, afin que son mari soit plus conciliant envers ses penchants adultérins. Elle sait que son époux sera certainement plus enclin à s’effacer derrière le Soleil, qu’il ne cherchera pas à lui faire de l’ombre. Et qu’il ne cherchera surtout pas à manifester quelques marques de jalousie face au monarque. Le Roi est encore un bel homme à 48 ans. Mais Isabelle les préfère plus jeunes. Alors un petit mensonge pour assouvir ses envies, son confesseur en a vu bien d’autres venant d’elle.

Malgré toutes les précautions d’Isabelle, le Duc n’est pas dupe. Il sait que le Roi n’a d’yeux que pour la maîtresse du moment, et que sa femme n’est pas du goût de son souverain. Il a flairé la supercherie et il a tout mis en train pour connaître la vérité. Il dispose de gens qui lui sont dévoués et qu’il rémunère bien. Les rapports qu’il a reçus d’eux l’on mené à faire ce soir une sortie secrète par cette nuit glaciale. Officiellement, il sait que sa femme est partie pour rendre visite à une cousine en ville qui est malade. Elle lui a annoncé la nouvelle hier matin. Mais il sait que cela est faux. Isabelle doit retrouver son amant. Dans une maison du centre-ville. Un jeune noble. Il a un nom. François Villers de Barbazan. Ce soir, ce nobliau va mourir de la main même du Duc.

« En avant Pierre ! Vite. » La voix usée du Duc claque pourtant comme le tonnerre. Les chevaux se cabrent. Ils s’élancent. Le carrosse s’ébranle. Les roues crissent sur la neige. L’équipage dépasse les grilles du château et se dirige vers la ville. Le Duc soulève légèrement le rideau pour ne voir que les sombres formes des habitations où toute lumière est absente. Après quelques minutes à manœuvrer dans des rues étroites, la voiture s’arrête à l’entrée d’un porche d’une maison ordinaire. Le Duc ouvre la porte. Le cocher est vite à terre, mais il n’a pas le temps d’aider son maître à descendre. Le Duc passe devant lui d’un pas rapide. Il lui semble que son vieux maître n’a même pas besoin de s’aider de sa canne ce soir. Étrange ! L’obscurité de la maison avale le Duc.

De Pont-Servaint monte des escaliers en bois qui grincent sous ses souliers. Devant une porte, il s’arrête quelque peu essoufflé. Un faible rayon de lumière tremble sous le seuil. Son sang tambourine à ses tempes. Son souffle est rauque. Il faut qu’il retrouve un peu de calme. Il ralentit alors sa respiration pour faire le moins de bruit possible. Comme avant l’assaut d’une forteresse ennemie. Il lui semble avoir retrouvé la vitalité de sa jeunesse. Sa colère sans doute lui aura-t-elle redonné cette ardeur ?

La poignée de porte tourne lentement et en silence. Sans crissement. Le Duc pénètre dans une chambre à demi dans l’obscurité, où quelques rares chandelles brillent encore et laissent découvrir les restes d’un repas et quelques bouteilles de vin de Champagne vides. Des habits d’une femme et d’un homme sont répandus et mêlés à même le sol. Une épée repose contre une chaise. Face à lui, un lit dont les tentures sont fermées. Et derrière les tentures, des murmures. Des soupirs de femme. De sa femme. Le Duc prend l’épée qu’il vient de trouver là, et sort la lame de son fourreau qui émet ce bruit de frottement si particulier. L’idée d’utiliser la propre épée de l’amant de sa femme pour l’embrocher fait apparaître sur son visage un léger rictus de plaisir.

« François… ! Avez-vous entendu ? »

Isabelle semble inquiète. Son compagnon ne l’entend pas, il continue à embrasser ses pieds tout en remontant ses mains vers sa jambe. La jeune femme arrête son amant en lui mettant la main sur son visage.

« François ! Cessez donc s’il vous plaît. Je vous assure que j’entends du bruit ! ». Le jeune homme un peu agacé lui répond,

« Ce n’est rien ma douce. Sans doute un rat qui… ».

Isabelle se redresse promptement en le regardant fixement dans les yeux, un rien furieuse.

« Un rat ! Je déteste ces bêtes-là. Courez le chasser ! »

« Êtes-vous sérieuse Isabelle ? Ce n’est pas le moment pour moi de m’occuper de ce rat. Je verrai cela après. »

Isabelle, la voix un rien mutine, « Je veux que vous vous saisissiez de votre épée et que vous embrochiez cet animal pour moi. Cela serait comme une offrande à notre amour. Allez mon preux chevalier. Voudriez-vous que ce monstre me morde ? ».

Isabelle regarde son amant l’air espiègle, elle attrape le visage du jeune homme avec ses deux mains et le gratifie d’un langoureux baiser.

« Soit madame. Il ne sera pas dit qu’un de Barbazan manque à son devoir. Je vous rapporte dans l’instant la dépouille de l’animal en guise de trophée. »

François de Barbazan se redresse. Il ouvre le lourd rideau du lit et voit subitement une lame d’épée jaillir vers lui. Il s’écarte vivement. La lame passe sous l’oreille d’Isabelle sans l’atteindre et va se ficher dans les boiseries du lit. La jeune femme pousse un cri d’effroi. Le chevalier distingue vaguement un homme qu’il ne reconnaît pas tout de suite. La voix usée du Duc tempête.

« Sacrebleu ! La lame est coincée ».

Le vieil homme tente de la dégager sans succès. François en profite pour sauter hors du lit. Il est nu face au mari de sa maîtresse. Surpris, il le reconnaît enfin.

« Monsieur de Pont-Servaint. ! »

« Je vais vous tuer ! » hurle le mari bafoué à la voix étranglée. « Et vous aussi madame ! » Isabelle, terrifiée par la vision inattendue de son vieux mari, hurle plus fort que lui. Pendant que le vieux Duc se démène toujours à tenter en vain de déloger la lame de l’épée, le jeune homme, vivement, ramasse sa culotte et sa chemise qu’il enfile prestement, et attrape ses souliers. Cet air défait serait du plus mauvais goût à la cour au milieu des courtisans, mais là la situation exige un sacrifice dont sa tenue fait les frais. Le vieux Duc dégage enfin l’épée. Il se tourne vers le jeune homme qui lui saisit l’avant-bras avec sa main gauche afin de parer le coup, et lui assène une gifle de la main droite qui envoie le Duc choir sur le lit où sa femme qui, davantage terrifiée, hurle encore plus fort. L’épée retombe au sol dans un bruit sourd.

« Désolé Monseigneur. Mais ces choses-là peuvent faire mal. »

François se baisse et se saisit de l’épée. Le vieux Duc se redresse sur le bord du lit en soulageant sa joue gauche de sa main. Que sa femme le trompe est une chose déjà difficile pour lui. Son esprit plein de douleur ne cherchait le repos que dans un acte d’éclat qu’il a vainement tenté de produire. Mais, être giflé par ce nobliau sans être en mesure de lui rendre la pareille, son âme meurtrie ne peut le supporter. Fou de rage et de douleur il regarde le jeune homme, et la voix pleine de haine il le fixe droit dans les yeux.

« Vous allez payer chèrement cet affront. C’est une main bien plus puissante que la mienne qui va s’abattre sur vous. » Se retournant vers sa femme « Et vous Madame ! Vous ! Le couvent des Ursulines vous attend ! »

Le Chevalier François Villers de Barbazan sent un air glacé lui descendre le long du dos, et ses poils se hérisser face à la menace annoncée. Mais son naturel reprend vite le dessus. Il ramasse son chapeau. Il salue le Duc puis la Duchesse.

« Désolé Isabelle. Je vous laisse à vos retrouvailles ». Se tournant à nouveau vers le Duc « Monseigneur, je suis votre serviteur ! ».

François ramasse son manteau, son épée et son fourreau, leur tourne le dos. Il sort prestement de la pièce en se chaussant maladroitement.

Le vieux Duc regarde sa femme et d’une voix dure qu’elle ne lui connaissait pas

« Vous, Madame ! Vous allez payer cet affront la première ! »

Isabelle crie si fortement que le cocher dans la rue l’entend. Il ne reconnaît pas tout de suite la voix de la duchesse. Il hésite sur ce qu’il doit faire. Si son maître a quelques soucis, il doit agir. Mais si son maître n’a pas vraiment besoin de ses services, il connaît l’injustice et l’humeur acariâtre du Duc. Et elles vont s’exercer contre lui. Il hésite vraiment. C’est alors, ahuri, qu’il voit passer par le porche un homme à demi-nu, tentant d’accrocher son ceinturon, son manteau sous le bras. Le cocher qui ne savait pas comment agir est là vraiment plongé dans une grande perplexité. L’homme dépenaillé s’éloigne absorbé par la nuit et le brouillard naissant.

Chapitre 3

 

La fontaine

 

 

              Plus âgé de trois ans, le Marquis Geoffroy de Cazalys est le seul allié et ami sincère du chevalier Villers de Barbazan à la cour du roi. Les deux hommes sont liés par le sang. Leurs mères sont sœurs, et leur prime enfance ils l’ont passé ensemble dans les champs de leur Sud-ouest natal près des deux hautes tours jumelles du château de leur grand-père maternel. Il est aussi devenu le giron qui les a accueillis à la mort de leurs parents respectifs. Les fièvres ont emporté pères et mères, abandonnant un vieil homme triste et enclin à laisser faire les choses. Les deux orphelins se sont retrouvés livrés à eux-mêmes et au bon vouloir des gens de la maison. Ce château est alors devenu le lieu idéal pour toutes leurs aventures d’enfants. Ils ont ensemble exploré les bois pour y apprendre la chasse, et parfois pour y poser des pièges en compagnie de certains paysans. Ils ont appris à nager dans les eaux vives de la rivière Aveyron en sautant des gabares qui transportent le vin jusqu’à Montauban et même au-delà vers Bordeaux. Ils ont appris au contact des villageois le rythme des saisons et des cultures. Ils ont aussi appris à lire et écrire avec la sévère éducation que leur percepteur, Monsieur Grainsac, leur a donné. Elle est certes modeste mais tout de même assez solide pour des enfants de leurs âges et de leurs conditions. Cet homme a su éveiller leur esprit curieux. Très rapidement, François a préféré exercer cette curiosité envers les filles des fermiers alentour plus que pour l’étude, alors que Geoffroy continuait à développer ses capacités physiques et intellectuelles. Et puis un jour, le marquis a quitté la demeure familiale pour entrer au service de la maison du roi. Il porte aujourd’hui l’uniforme de lieutenant des gardes du roi. De Cazalys est à peine plus grand que son cousin. Au naturel, il a le teint clair et les cheveux couleur corbeau qui renforcent la maigreur de ses traits. Son cousin François qui l’a rejoint à la cour voici un an lui trouve parfois un air de jésuite. Sous son uniforme bleu et sa perruque toute blanche, il en impose par sa stature et sa prestance. De Cazalys est un militaire né.

En cette matinée brumeuse, Geoffroy a rapidement quitté son service pour s’entretenir avec son cousin. Le marquis a fait sa demande de dispense auprès de son capitaine sous le prétexte d’une urgente affaire de famille à régler. En un sens Geoffroy n’a pas menti. Son capitaine est un homme bien informé. Sa charge rend cela nécessaire. Il laisse facilement traîner ici et là ses oreilles, et se doute bien que son subordonné veut s’entretenir avec son bon à rien de cousin. Il connaît bien les extravagances de ce coquin de Barbazan. Il a appris très tôt l’histoire de ses frasques d’hier au soir. Malgré l’insistance répétée du marquis, le capitaine n’a jamais voulu intégrer le jeune cousin dans les gardes « Trop fantasque pour faire un bon soldat ! » dit-il régulièrement avec son accent gascon.

Pour l’heure, Geoffroy de Cazalys se dépêche pour retrouver son cousin François dans les jardins du palais, près des Bains d’Apollon où il est sûr d’être à l’abri des regards. Il lui a fait parvenir un mot par un des gardes pour qu’il se rende à ce lieu de rendez-vous. Le soldat a tambouriné à la porte pendant de longues minutes avant que de Barbazan n’émerge de son sommeil et s’habille prestement.  A cette heure matinale de la journée, et avec le froid et le brouillard qui règnent à l’extérieur, le marquis sait être seul pour discuter avec lui.

Au pied de l’escalier de la fontaine, il l’aperçoit lui tournant le dos. Il l’interpelle « François ! » De Barbazan se retourne et lui sourit.

« Geoffroy. Mon cher cousin ».

Les deux hommes s’embrassent comme ils en ont toujours eu l’habitude.  François, avec la nonchalance de celui qui croit avoir participé récemment à un jeu grisant.

« Geoffroy il faut que je vous raconte mon aventure d’hier soir… ! »

Geoffroy le coupe net, et avec un rien de colère dans la voix.

« Je sais ! Tout Versailles est à cette heure au courant. »

Il attire son cousin par le bras vers la haie à l’abri des regards qui pourraient malgré tout les surprendre. Geoffroy regarde son cousin avec sévérité et à voix feutrée.

« En effet, toute la cour ne parle que de vos aventures d’hier soir mon cousin. C’est pour cela que je vous ai fait mander ici. Le Comte de Villecroc répand depuis très tôt partout ses mauvaises paroles. Il n’a pas perdu son temps celui-ci ! Cette fois-ci, je crains réellement pour vous. Vous vous êtes attaqué à un trop fort parti pour vos reins, et ils risquent fort d’être brisés ».

François, à la fois perplexe que la rumeur soit déjà répandue, et inquiet du ton inhabituel de son cousin.

« Comment cette vieille perruche de Villecroc peut-elle être sitôt au courant ? Et vous-même ? »

« Peu avant de prendre mon service à la porte de la chambre du roi, de Villecroc est passé devant moi avec quelques-unes de ses connaissances. Il a alors lancé assez fort pour que je l’entende si nous savions comme le Duc de Pont-Servaint avait découvert sa femme en la galante compagnie d’un jeune chevalier peu farouche. Vous ! Il s’est même exclamé que vous aviez pris la fuite, tel un renard nu surpris dans le poulailler tentant de revêtir sa pelisse. »

« Comment peut-il savoir cela ? »

Geoffroy peut à présent lire dans les yeux de son cousin un mélange de la crainte de celui qui pressent qu’il peut perdre beaucoup, et de la colère de celui qui se sent outragé.

« Je n’ai pas fui… J’ai… J’ai simplement évité d’embrocher ce vieux sac de Duc en le laissant là sur place ! »

Geoffroy adopte un ton calme et doux.

« Je vous crois mon cousin. Je vous sais courageux. Je vous sais aussi incapable de défier un vieil homme pour l’envoyer nourrir les fleurs d’un cimetière. Vous n’êtes pas vil. Mais il y a danger pour vous cette fois-ci. »

Les deux jeunes gens s’asseyent sur un banc de pierre. Le chevalier, la tête basse et enfoncée dans ses épaules, paraît abattu.

« Écoutez-moi François. Le Duc est un homme influent à la cour. Vous avez mal choisi votre proie en la personne de sa femme. Cet homme a l’oreille du roi. Je ne doute donc pas qu’il tente rapidement quelque chose contre vous. Il faut vous préparer à cela. »

La voix de François est tremblante « Qu’ai-je réellement à craindre mon cousin ? »

« La Bastille pour un temps si le roi cède. Ou un exil sur nos terres, si Dieu vous sourit. »

François tel un enfant « Mais je me plais qu’ici à la cour. Je ne veux pas vivre en dehors d’ici. »

Geoffroy adopte un ton paternaliste.

« Allons François, cessez de faire l’enfant ! Vous savez vivre ailleurs qu’ici. Auriez-vous oublié nos escapades dans les champs et les bois ? Retourner chez nous pourrait vous être profitable. Pour vous faire oublier un temps de la cour. »

Le marquis espère que ce rappel à leur enfance détourne l’attention de son cousin afin de mieux lui faire entendre les choses. Et qui sait, lui donner réellement l’envie et le goût de retrouver leurs chères tours jumelles.

Telle une supplique, François répond « Pas la Bastille ? »

« Nous verrons mon cousin. Nous ferons face ensemble. Il ne sera pas dit que je vous laisse seul affronter cette tempête. Même si je n’approuve pas vos caprices. Pour l’heure, je dois vous laisser. Mon capitaine est un homme qui m’accorde quelques largesses, tant que je n’en profite pas trop. Je dois retourner à mon service. Je vous retrouverai ce soir et je vous informerai de ce que j’ai appris. Derrière une porte, on peut apprendre beaucoup de choses. Il se trouve qu’aujourd’hui je suis de garde devant le cabinet du Roi. Et le Duc doit précisément lui rendre visite. » Geoffroy se lève « A ce soir mon cousin. Et en attendant, restez calme et discret. Rentrez dans vos appartements et restez-y. Réfléchissez à mon idée. Je vous rejoindrai dès que possible. »

Le marquis remonte prestement les marches pour retourner à son poste. François Villers de Barbazan reste seul à tenter de comprendre ce qu’il lui arrive et ce qu’il va devenir. Son avenir s’assombrit. Non pas qu’il était voué à une carrière florissante, mais il ne pensait pas que ses caprices, comme les appelle son cousin, puissent lui causer autant de torts. Tromper quelques maris absents ou oublieux de leurs devoirs envers leurs femmes, il ne faisait que réparer quelques injustices conjugales. Cela est si banal ici. Le Roi lui-même a pris maîtresse. Alors ? Retourner sur les terres de son grand-père, il ne peut s’y résoudre. C’est la vie ici qui lui convient !

Tout à ses questions et sa perplexité, à quelques pas de là, le son de paroles échangées vient jusqu'à lui. Il se redresse. Il ajuste ses habits et remonte les escaliers. Il croise alors un groupe de jeunes femmes et de jeunes hommes qui rient sous cape et bouffent à la vue du jeune chevalier qui les salue sans conviction et sans enthousiasme. Geoffroy a raison, la cour semble au courant de tout. Il enfonce son chapeau plus profondément comme s’il comptait se cacher dessous pour paraître invisible à tous. Mais, ainsi coiffé, sa tenue le fait encore plus remarquer de tous ceux qui le croisent. Les expressions des visages qu’il croise et les paroles qui tapissent son chemin varient entre stupéfaction, moquerie et irritation. François se précipite vers ses appartements en tentant le plus possible d’échapper à la rencontre de ses congénères. Il commence à entrevoir ce que les moqueries peuvent faire à un homme dont l’honneur est bafoué. La tristesse, plus que la rage, embrume son cœur. La morsure du repentir l’étreint. Dieu que la journée va lui paraître longue, enfermé dans sa chambre, jusqu’au retour de son cousin.

Chapitre 4


 

Sous-bois
 

               « Donnez moi votre main Monsieur le Vicomte. Je vais vous aider à gravir ce mur. Vite avant que les gardes ne nous surprennent. »

L’homme qui propose sa main est Augustin Raujol, un homme très grand et très robuste. Un marchand qui possède une boutique d’étoffes et de draps dans la ville de Montpellier. Dans la rue où il travaille avec sa famille, tout le monde connaît son honnêteté, sa probité et la qualité des produits que l’on trouve dans son échoppe. Les soies d’Orient y côtoient les toiles en coton d’Égypte, les brocarts chatoyants, ainsi que les dentelles les plus fines. Pour la plupart des habitants de la ville de Montpellier, Augustin et sa famille n’ont qu’un défaut, ils sont protestants. Mais personne n’a jamais surpris Augustin ou les siens à faire du prosélytisme pour leur foi. Si Augustin porte habituellement des vêtements austères comme il sied à tout protestant, le marchand d’étoffe n’en est pas moins un homme qui porte bien ses habits, qui est toujours propre et bien mis. Mais en cette nuit d’hiver 1686, Augustin Raujol ressemble bien plus à un brigand qu’à un honnête homme. Les cheveux défaits et sales, la crasse de plusieurs semaines de prison qui recouvre son corps, et les habits chiffonnés par tout ce temps d’enfermement le rendraient méconnaissable à sa femme et ses enfants. Il en est de même pour son compagnon d’infortune, le Vicomte Armand de Montaljac.

« Merci pour votre aide mon ami. »

Péniblement, le Vicomte se hisse enfin jusqu’en haut du mur. Armand de Montaljac est en prison depuis deux mois, lui aussi en raison de sa foi protestante. Au moment même où les dragons l’ont surpris dans son château, il revenait  de trois mois de service en mer sur un navire du Roi. Et depuis le moment de sa capture, il n’a aucune nouvelle de sa femme et de son fils. C’est un homme de trente-cinq ans, de taille moyenne et au visage rond. Ses cheveux châtains, ordinairement plissés et peignés sont lâchés et défaits. Cela fait huit jours qu’Armand projette cette évasion. Avec son comparse, ils ont minutieusement préparé ce moment. Cela n’a pas été facile. Mais ils sont dehors. Et même bientôt hors de la forteresse. Lui et son compagnon d’infortune se laissent alors choir au sol dans un pré qui s’offre à eux et à leur fuite. Leurs pieds nus s’enfoncent dans l’herbe humide et froide. Sous le couvert de la nuit, les deux hommes se redressent lentement en observant autour d’eux, et partent se mettre à l’abri d’un sous-bois de chênes à quelque distance de là.  A l’orée, le Vicomte s’arrête et jette un dernier regard en arrière. Il aperçoit les formes sombres de la citadelle où ils étaient tous deux prisonniers voici encore une heure. Pour le moment pas de signal d’alerte, et pas de mouvement perceptible. Leur fuite semble pour l’instant passée inaperçue. Mais pour combien de temps encore ? Enfin, prestement ils gagnent les arbres qui les avalent.

La pleine lune rend le froid encore plus mordant. Leur échappée est lente et laborieuse. Les souches, les creux du terrain, les pierres et les branches basses sont autant de pièges qui ralentissent leur progression. Il leur faut pourtant faire vite et mettre le plus de distance possible entre eux et les hommes du Roi. Surtout les dragons ! Lorsque le Vicomte trébuche sur le sol trempé, Augustin est là pour le relever. Et lorsque Augustin prend une branche en pleine figure qui l’envoie choir à terre dans la boue, Armand le relève et l’entraîne. Seul, ils n’ont aucune chance. A deux l’évasion est possible. Le sous-bois est moins dense. La course s’accélère. Un champ. C’est alors la possibilité d’aller plus vite. Un chemin ou un ruisseau. C’est un point de repère. Armand de Montaljac connaît cette campagne, elle lui est familière. Il sait lire le terrain et sait trouver son chemin. Il entraîne son compagnon. Augustin, par sa taille et sa force soulage le Vicomte lorsque cela est nécessaire. Oui ! A deux ils ont une chance que cela réussisse. Armand a un plan. Il s’en est ouvert à son acolyte avant leur évasion lorsqu’ils partageaient la même cellule. Ils doivent rejoindre au plus vite le château de son beau-frère, le mari de sa sœur. Le Comte de Grazac leur permettra d’aller plus loin encore. Le château est à deux jours de marche de la citadelle. Mais ils doivent progresser la nuit seulement afin de ne pas éveiller les soupçons des curieux qu’ils pourraient croiser le jour. Cela prendra donc quatre jours, ou trois si tout va bien et si Dieu est avec eux. Après ? Après Armand veut avant tout retrouver sa famille. Mathilde, sa femme, et Louis, son fils. Ils auront certainement trouvé refuge chez son beau-frère. Après il réfléchira et trouvera une solution. Il lui reste encore des amis. Dans la province ou plus loin dans les ports de l’Atlantique comme à La Rochelle où son nom compte encore. Même des amis catholiques qui pourraient lui venir en aide. Il en est sûr. Peut-être prendre un bateau pour le Nouveau-monde. Ou bien l’Afrique vers le cap de Magellan. Les bateaux, il les connaît bien. Il sert dans la marine du Roi comme commandant en second depuis cinq années. Oui ! Voilà une solution. Quitter la France. Cette France qui rejette sa foi et les siens. C’est la solution. Mais avant, il faut retrouver Mathilde et Louis. Pour le moment il faut continuer. Encore. Mettre plus d’espace entre leurs geôliers et eux. Et se reposer quelques heures lorsque le moment sera venu. Dès le lever du soleil. Il leur faut donc rapidement trouver un abri de fortune. Pas dans une grange ou tout autre lieu qui pourrait les mettre en contact avec des gens. Non ! Un abri isolé. Le vicomte aperçoit dans la lueur du jour naissant une forme sombre, c’est une cabane de berger. Les deux hommes s’en approchent afin de vérifier qu’elle est vide de tout être vivant. Armand et Augustin se collent au mur de pierres sèches de la modeste bâtisse. Par une petite ouverture, le Vicomte jette un regard anxieux. Pas de moutons ni d’hommes en apparence. Augustin contourne l’angle pour se retrouver face à l’entrée, pas de porte. Il entre, la pièce est vide. Même pas un peu de paille.

« La voie est libre monseigneur. Il n’y a pas âme qui vive ! »

Le Vicomte, aux aguets, pénètre à son tour dans cet abri de fortune qui s’offre à eux. En entrant, il peut constater que le toit est en partie effondré, ce qui est un soulagement pour lui car c’est un gage de tranquillité. Qui utiliserait une bergerie en ruine pour y mettre à l’abri des bêtes ? Ce lieu inhospitalier sera donc un havre de paix pour deux hommes en fuite.

« Mon bon Augustin, je pense que nous ne courrons aucun risque ici. Les lieux semblent abandonnés de tous. Seul Dieu doit y résider de temps à autre. Voilà qui va nous permettre de reprendre des forces et surtout de dormir quelques heures avant le retour de la nuit ».

Sans plus de cérémonie, Augustin se couche en boule près d’un des murs qui est encore couvert par le restant de toiture en espérant y être mieux protégé du froid. Il s’enroule dans ses propres bras.

« Je vous souhaite une bonne nuit monseigneur ».

Se rendant compte de l’absurdité de la phrase en ces circonstances, Augustin relève la tête en regardant le Vicomte. « Enfin ! Vous comprenez ce que je veux dire ? ». Puis Augustin reprend sa position pour dormir. Il s’assoupit rapidement, terrassé par la fatigue.

Le Vicomte regarde son compagnon au sol. Les cheveux ébouriffés, le visage griffé par les branches de la forêt. Tous ceux qui connaissent un peu l’homme étendu-là ne le reconnaîtraient pas. Il ressemble plus à un vagabond qu’à l’honnête marchand qu’il est. Lui-même ne doit pas valoir mieux. Cette scène fait naître en lui un immense sentiment de compassion qui l’envahit, et qui réveille aussi son immense fatigue. Mais il veut être sûr qu’ils seront bien tranquilles. Le Vicomte passe sa tête par l’ouverture de la cabane. Il scrute les environs avec autant d’attention que ses yeux brûlants de fatigue le lui permettent. Et lorsqu’enfin il se sent un peu en confiance, il va vers son compagnon qui ronfle paisiblement. Il se met au sol contre lui afin que la chaleur de leur corps les protège du froid extérieur. Et il s’endort lui aussi très rapidement.

La nature s’éveille autour de la cabane de berger. Quelques rares insectes sortent de leur refuge pour commencer à trouver leur nourriture. Un lapin s’approche de l’ouverture de la ruine. Il a l’habitude d’y venir pour y trouver quelques grains laissés là depuis longtemps ou quelques racines. Mais une nouvelle odeur plus âcre met ses sens en éveil. Il passe la pointe de son museau. Hume l’air intérieur. Et s’enfuit vers son terrier. Le vent commence à se lever et à remuer les herbes de la prairie environnante. Par les murs lézardés, il arrache d’aigres sanglots. Il fait bouger les feuilles d’un grand chêne qui émettent ce bruissement si particulier. Un corbeau s’envole de l’arbre et passe au-dessus du toit crevé. Il vole vers le sud, vers les champs et le village au loin où il pense trouver quelques nourritures. Le vent lui permet d’aller plus vite vers son repas. Il l’emporte. Le vent emporte aussi avec lui le martèlement du galop de chevaux. Des cavaliers passent au loin, en contrebas, sans voir la cabane. Ce sont des dragons du Roi qui sont à la recherche de deux fugitifs protestants. Ils poussent leurs chevaux dans une direction bien précise. Ils savent où ils vont.

Dans l’abri de fortune, les deux hommes dorment. Profondément assoupis, ni l’un ni l’autre n’ont conscience des mouvements du monde extérieur. Leur sommeil est agité par le souvenir de leur course nocturne. Et par le souvenir des êtres chers qu’ils espèrent l’un et l’autre retrouver.

Au loin des nuages d’ardoise qui arrivent du nord s’amoncellent. Ils sont porteurs de pluie. Avec eux l’orage arrive et fait entendre ses grondements semblables aux grondements des canons et des tambours. Les premières gouttes martèlent le sol par-ci par-là. Puis plus régulièrement et plus intensément la pluie marque le sol de son empreinte humide et froide. Le sol, déjà bien arrosé la veille, se pare de flaques d’eau boueuse. Les bêtes retournent se terrer en attendant un moment plus propice.

Rien de tout ceci n’a dérangé le sommeil des deux fuyards. Seule l’humidité les pousse, par instinct, un peu plus à se serrer l’un contre l’autre.

Chapitre 5
 

Asile
 

               Les deux hommes ont continué à marcher toutes les nuits. Ils ont laissé au loin les villages et leurs feux revigorants le plus longtemps possible. Mais la nécessité de trouver un peu de vivre les tenaillait trop fortement. Il faut parfois passer outre la prudence la plus élémentaire afin de se remplir un peu le ventre. Car il faut tenir, et la nourriture est une clef pour avancer encore et encore. Point de légumes dans les potagers. Points de fruits dans les vergers. Les céréales ? La saison ne s’y prête pas. En hiver, il est difficile de trouver de quoi se mettre quelque chose sous la dent. Les plantes restent à l’abri sous la terre à attendre des jours meilleurs avant de sortir leur tête. Les deux hommes eux n’ont pas le temps, ils doivent sortir. Les glands de chênes ? Peu agréables à manger. Les cochons s’en délectent, mais eux. Non !  Alors, il faut courir le risque de quelques chapardages par-ci par-là. Uniquement lorsqu’ils rencontrent des habitations isolées. Un peu de pain rassi les régale tout autant qu’une poularde bien rôtie. Quelques tubercules qu’il faut arracher à cette terre humide et gluante. Et une fois, quelques châtaignes ont fait leur délice.

La volonté aussi permet d’avancer. Six nuits consécutives de marche en ayant si peu mangé, si peu pris de repos et en étant constamment aux aguets sape le moral et le physique de n’importe quel homme, même les mieux bâtis. Mais pas eux. Ce froid et cette humidité qui ne cessent pas. La marche de nuit pieds nus est vite devenue un supplice pour Augustin. Il a les pieds en sang depuis quatre jours déjà. Ce qui ralentit leur évasion. Armand qui espérait mettre peu de temps pour rallier le château de Grazac a revu ses prétentions et ses espoirs à la baisse. Et les soldats du Roi. Où sont-ils ? Que font-ils ? Ni l’un ni l’autre n’en ont aperçu sur les routes ou les chemins, ni même sur les ponts qu’ils contemplaient de loin. Que signifie cela ? Bien sûr, l’un et l’autre préfèrent croire qu’ils ne sont pas partis à leur recherche. Ou bien qu’ils ont cessé après tout ce temps. Deux fugitifs peuvent très bien se perdre dans cette nature hostile et être dévorés par des loups. Mais cela n’est qu’une illusion. Ils savent bien au fond d’eux-mêmes qu’il n’en est rien, mais n’osent pas se l’avouer. Les dragons ne vont pas les lâcher ainsi aussi vite. Surtout le Vicomte qui est une prise de choix pour le Roi.

La nuit arrive enfin. Augustin et Armand ont trouvé refuge sous l’éminence d’un rocher qui a accueilli leur repos pendant la journée. Leur ventre est vide. Mais ils ne sont plus très loin de leur asile.

« Comment vont vos pieds Augustin ? Laissez-moi voir cela. »

Augustin, appuyé contre le mur naturel de leur abri, présente ses pieds au Vicomte qui, soulevant un pied après l’autre, les regarde attristé. Le froid leur donne une couleur bleutée. Et, des plaies abondantes suintent le sang.

« Mon pauvre Augustin. Vous devez souffrir énormément ? »

(...)

Chapitre 6


 

Le Cabinet du Ministre

 

               François Villers de Barbazan attend seul dans l’antichambre du Ministre de la guerre. La pièce est éclairée par deux grandes fenêtres qui encadrent de part et d’autre deux grandes portes en bois ouvragées. Il a revêtu ses plus beaux habits pour la circonstance. Un long manteau rouge cramoisi en velours avec des broderies d’or représentant des feuilles de chêne, et des dentelles aux manches. Il recouvre sa chemise blanche dentelée aux extrémités par un gilet lui aussi rouge, mais d’un rouge plus doux. Au cou, il porte une large cravate de soie noire qui forme un gros nœud dont les boucles retombent comme les feuilles d’un arbre. Son baudrier bleu azur soutient son épée. Son grand chapeau de feutre noir, dans sa main gauche, est rehaussé de deux grandes plumes blanches. Il est assis sur une banquette large et moelleuse dont les motifs grisâtres représentent une partie de chasse au cerf au milieu d’une forêt. Une petite table ronde marquetée aux ornements géométriques trône en face de lui, au centre de la pièce sur un tapis qu’il estime persan. Mais en fait, il n’en sait rien car il n’y connaît rien. C’est la mode, alors pourquoi pas ? Les murs sont recouverts d’une peinture brillante rouge vif. Sans doute comme un rappel que la guerre c’est aussi le sang que l’on verse au combat. Il est nerveux. Et il n’est pas sûr que son habit aille bien avec la décoration de la pièce. Une frise entoure les quatre murs. Elle célèbre les victoires de sa Majesté. Le plafond est lui orné d’une peinture plus céleste. Des anges entourent le Roi couvert d’un casque à la Minerve, il est assis sur un trône doré. Une toge lui sert d’habit et laisse entrevoir son sein du côté du cœur. Il porte aux pieds des sandales à la mode des romains. Il tient dans sa main gauche son sceptre et ouvre la main droite en direction des anges qui, virevoltant autour de lui, viennent lui offrir une couronne de laurier. Sur ses jambes repose un glaive romain. Le ciel du plafond inspire calme, sérénité et majesté. Tout le contraire des murs. Le visiteur qui reste assis là ressent la plupart du temps un réel malaise qu’il ne peut contrebalancer qu’en regardant vers le haut le divin monarque. Comme pour adresser une prière de réconfort. Et François n’est vraiment pas à l’aise. Cela fait une heure qu’il est là à attendre. Il a reçu un billet ce matin lui commandant de se présenter à onze heures précises au cabinet du Ministre de la guerre. Pas d’autres informations. Il était à l’heure. Il ne comprend pas pourquoi il lui a été demandé d’être là. Son cousin qui aurait-il intercédé pour lui ? Il l’a croisé en venant ici. Lui-même ne sait rien et semble surpris de ce rendez-vous fixé. En fait de rendez-vous, le ton des mots écrits semblait plutôt impératif. Un ordre du Ministre. C’est cela qui a déclenché la nervosité de François. Et elle ne fait que croître avec l’attente. Geoffroy lui a dit que le Ministre est une personne que l’on croise peu dans les couloirs du château et dans les salons. C’est un homme très occupé qui ne s’intéresse qu’aux affaires qui le concernent directement. Il n’a pas la notoriété d’un homme de cour. Il a la réputation d’être franc et direct, mais aussi très dur. Et Geoffroy ne comprend pas que cet homme puisse s’intéresser à son cousin. François n’est pas un militaire, il n’en a évidemment pas l’étoffe. Le capitaine des gardes a raison sur ce point. Les deux jeunes hommes ont rapidement évoqué l’affaire avec le Duc de Pont-Servin. Mais aucun n’arrive à trouver un lien quelconque avec cette convocation. Le Duc et le Ministre ne s’apprécient guère, tout le monde le sait. François n’a jamais exprimé l’envie d’embrasser la carrière des armes. Il n’a fait aucune demande de ce genre.

Des secrétaires entrent et sortent du cabinet du Ministre. Aucun n’a un regard pour l’homme qui attend dans cette antichambre depuis plus de deux heures maintenant. Ils portent sous les bras de gros dossiers contenant beaucoup de papiers, et parfois ce qui ressemble à de grandes cartes enroulées. L’un de ces hommes, accompagné de deux collègues, trébuche sur le tapis de l’antichambre et laisse s’envoler une feuille qui s’échappe. Elle s’élance dans les airs dans un tourbillon...

(...)

Chapitre 7
 

Les caves

 

               Charles de Grazac rentre dans la pièce où se trouvent les deux fugitifs et son domestique. C’est un homme de stature moyenne. Il est trapu, et son visage mal rasé arbore une mâchoire puissante. Sous sa robe de chambre de soie verte qu’il a revêtue dans la précipitation, son corps exprime une grande nervosité. Son regard montre également surprise et inquiétude. Armand le remarque immédiatement malgré son extrême fatigue. Il s’avance vers son beau-frère.

« Mon frère, je sais que vous ne vous attendiez pas à ma visite, mais… ».

Le Comte lève son bras droit en direction du Vicomte et lui fait signe de sa main de s’arrêter. Lui-même reste où il se trouve. D’un ton très froid, il s’adresse à lui.

« Êtes-vous inconscient ou simplement fou Monsieur ? Toute la Province vous recherche et vous venez chez moi ? Quelle impudence ! Prenez-vous conscience des risques que vous nous faîtes courir à tous ? »

Armand recule d’un pas totalement décontenancé par ces mots qui l’accablent. Augustin, toujours dans son fauteuil, regarde tour à tour les deux hommes qui se font face. Le sourire de soulagement et de paix qui l’avait gagné l’instant d’avant vient de faire place à une grimace d’incompréhension. Pourtant le Vicomte lui avait assuré qu’ils seraient bien reçus. Que veut dire ce revirement. Lui est épuisé, il ne peut et ne veut plus bouger pour fuir à nouveau. De son côté, Antoine, craintif, s’écarte imperceptiblement mais sûrement des évadés alors qu’il était tout à leur service et prévenant la minute d’avant. Antoine aime bien Monsieur le Vicomte, mais le visage furieux de son maître, et son propre instinct, lui commandent de prendre ses distances. Et même de se faire oublier. Armand tente un geste d’amitié envers son beau-frère en tendant ses deux mains vers lui paumes ouvertes.

« Mon frère. Je ne veux nullement vous faire courir le moindre risque. Vous êtes le mari de ma sœur, mon ami et mon frère. Par Dieu je… »

Le Comte fait demi-tour et referme la porte derrière lui. Puis il se retourne et lui adresse un doigt accusateur.

« De quel Dieu vous prévalez-vous ? ...

(...)

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